Un don de Maryse Condé
Mes amis me disent « rosse ». Je me reconnais un certain esprit de persévérance qui parfois peut être payé en retour.
Madame Maryse Condé est un grand écrivain. Le lecteur l’apprécie, le public le sait. Ce que l’on connait moins, c’est qu’elle est aussi grande lectrice et fine analyste littéraire, l’une des meilleures expertes universitaires, au plan international, en particulier de la littérature négro-africaine qu’elle soit d’expression anglaise, francaise, ou autre. Au cours de nos discussions, lorsqu’elle avait posé son domicile quelque temps, sur les hauteurs de Montebello, en Guadeloupe, j’avais pu en être intimement persuadé, à l’occasion d’amicales rencontres. Elle passait avec aisance, et sans affectation aucune, d’un commentaire sur Mongo Beti à un autre sur Glissant, tout en ayant eu quelques appréciations aux incises précises et justes pour Wolé Soyinka, George Lamming ou encore Maya Angelou, et bien d’autres ; celà avec toute l’élégance et l’assurance accomplie de l’érudite en histoire comparée de littérature contemporaine.
De ce fait, ses analyses pouvaient s’octroyer le droit de trancher dans le vif un débat mal fondé ou dérivant indûment en banalités redites, une énième discussion polémique, à l’intérêt discutable, prétendant évaluer la valeur ou la primauté de tel ou tel auteur. « Césaire est notre Père à tous. Sans lui, rien de vrai et de valable n’aurait été écrit. Il a véritablement libéré notre écriture» , l’entendis-je assener plus d’une fois. [Je crois bien que ce sont là ses propres termes].
Cette double compétence, d’écriture et de lecture, d’écrivain.e et d’exégète, de romancière et d’universitaire, la place dans la position privilégiée d’acteur littéraire.
A cette période, au début de ma mission pour l’organisation pérenne des études littéraires de plein exercice en Guadeloupe, je tentais systématiquement de réunir tout ce qui pouvait être des matériaux pour servir à l’établissement de socles fondateurs de notre connaissance. Au tournant des années 2000, en littérature, (pas plus qu’en histoire et sciences sociales d’ailleurs), si nous disposions bien d’articles, d’essais, de thèses de bonne facture, outre les romans eux-mêmes, nous pouvions compter sur les doigts d’une main les outils universitaires de synthèse à mettre dans les mains d’une jeunesse fraîchement émoulue du lycée souhaitant entamer des études de littérature, et devant, normalement inclure dans son champ d’intérêt la littérature « négro-africaine ». Les synthèses de référence (en langue francaise), remontant pour la plupart aux années soixante-dix, tenaient encore leur place mais, datées, elles ne suffisaient plus à maintenir et transmettre un regard renouvelé et d’actualité, signalant à l’attention les lacunes inquiétantes de nos transmissions.
La proposition fut émise de réunir ses cours de Columbia à ses conférences pour constituer la matière d’un ouvrage qui aurait pu être une nouvelle anthologie de la littérature afro-américaine. Maryse Condé était acquise à l’idée de ce don mais ce n’était pas dans ses projets d’écriture du moment, déjà bien rempli par une forte production littéraire continue. En outre, (déveine pour nous), le corpus des textes issus de ses cours avait déjà été légué à Columbia, en remerciement du grand intérêt qu’ils avaient suscités chez les étudiants américains.
Mais l’idée d’un don de Maryse Condé à l’Université des Antilles et aux nouvelles générations étudiantes était en marche et faisait son chemin.
Au cours d’une de nos retrouvailles, à l’automne 2016, sous le soleil frais de la véranda de sa maison de Gordes en Provence, Maryse Condé, qui n’avait pas oublié, fit la proposition de remettre à l’Université des Antilles la version initiale d’Heremakhonon, son premier roman publié, auquel elle ajouterait le tapuscrit d’un écrit antérieur, resté inédit, Les Pharisiens, deux œuvres de jeunesse, datant de 1962-1964, sa période africaine. Son cadeau à l’Université des Antilles et aux jeunes générations littéraires. Tout un symbole. Tout un parcours dans cet héritage …
Voila l’idée rendue concrète deux ans après, grâce à Maryse, à Richard son époux, et aussi à toute l’équipe du service universitaire de documentation qui tout de suite accueillit l’offre avec enthousiasme et y réagit de facon exemplaire et professionnelle.
Il faut de la vraie humilité, avec en sus l’assurance tranquille qu’elle procure, pour savoir livrer les témoignages de ses premiers pas dans l’aventure littéraire au lendemain de l’attribution du Prix Nobel. Par là aussi se mesurent la dimension et la hauteur de vue autant que la connaissance de la construction littéraire d’un auteur.
Le don de Maryse Condé, à son pays, à ses origines, à ses genèses littéraires, a cette haute valeur d’avoir ainsi pris cette forme sereine de retour au pays natal, après avoir bien parcouru les routes du monde, observé la diversité de l’expression romanesque, pratiqué et accompli les chemins de la négritude littéraire de ses commencements à ses actuels achevements.
Et pour ce nouveau don, nous la remercions encore.
Jean-Pierre SAINTON
1er novembre 2018