Les pharisiens

Historique du document

Les Pharisiens est un court roman écrit par Maryse Condé en 1962, alors qu’elle n’a que 25 ans, vient d’arriver en Guinée avec ses enfants et s’apprête à passer une partie de sa vie en Afrique. La future écrivaine ne l’ayant pas jugé assez bon pour être publié, ce premier texte est resté inédit et inconnu du grand public comme des chercheurs pendant plus de 50 ans. Retrouvé par hasard dans un tiroir, le tapuscrit offert à l’Université des Antilles en 2016 est tout ce qui restait d'un envoi postal destiné à des amis sans doute chargés de donner leur avis sur le texte. Les toutes dernières pages sont manquantes mais le déroulement de l’intrigue laisse peu de doute sur la fin possible ; comme elle l’a confirmé lors de la remise du tapuscrit, Maryse Condé n’avait pas envisagé de coup de théâtre.

Présentation du contenu

Texte de jeunesse maladroit par certains aspects, qui sonne peut-être un peu trop comme un règlement de comptes personnel, Les Pharisiens n’en reste pas moins un témoignage précieux sur la naissance de M. Condé à l’écriture. Son style, le regard qu’elle pose sur la société guadeloupéenne et sur l’Afrique, vont considérablement évoluer au fil du temps ; mais le positionnement lucide, sévère et distant face au monde et face à sa propre vie qui fera l’originalité de l’écriture condéenne est déjà là en arrière-plan, prêt à mûrir.

L’intrigue se déroule en Guadeloupe, dans les années 50 ou 60. Elle entremêle les destins de trois familles issues de milieux sociaux très différents : Théonie, jeune femme noire d’origine modeste, venue de la campagne (Vieux-Habitants) s’installer dans la grande ville de Pointe-à-Pitre; Jean-Marie, un mulâtre issu d’une des plus riches familles de l’île – de grands producteurs de rhum ; et Marie-Berthe, jeune femme noire issue de la bourgeoisie guadeloupéenne la plus cultivée, partie faire ses études en France et revenue s’installer comme médecin. Sur fonds de misère et de prostitution (la peinture des prostituées chabines, câpresses et mulâtresses de Pointe-à-Pitre occupe une bonne part du récit), la romancière imagine la rencontre fortuite de ces trois personnages que leurs conditions sociales auraient dû séparer irrémédiablement.

Derrières les intrigues amoureuses, le lecteur découvre une société guadeloupéenne clivée entre discrimination par la couleur et discrimination par l’argent et fossilisée dans le jeu des apparences sociales. Si les citoyens au bas de l’échelle en sont les premières victimes, même ceux qui ont pourtant « tout pour être heureux » - argent, reconnaissance sociale et grosses voitures - finissent par étouffer et s’enliser dans une vie absurde, fausse et sans but.

Une peu sur le modèle de La Nausée de Sartre, Maryse Condé fait une terrible satire de la bourgeoisie guadeloupéenne de l’époque, mulâtres ou « Grand Nègres » (terme que M. Condé reprendra plus tard et commentera abondamment dans La Vie sans fards), satisfaite d’elle-même, hypocrite et aliénée (terme qui n’apparaît pas encore, mais que traduit l’expression « Les Pharisiens »), aveugle et indifférente aux souffrances des « nègres » misérables qui l’entourent. Engluée dans des petites haines médiocres qui lui interdisent de voir une quelconque cause commune entre les Nègres colonisés de tous les pays, la Guadeloupe, écrit-elle page 83, « ce n’est pas un pays, c’est une colonie… […], c’est le lieu géométrique de tous les rebuts, le terrain de rencontre de toutes les lâchetés, de toutes les mesquineries… »

L’histoire se termine sur le mariage longuement annoncé et discuté entre Marie-Berthe, issue des « Grands Nègres » et Jean-Marie, issu de la caste des mulâtres. Personne dans leur entourage n’est assez dupe pour espérer qu’il sera heureux, ni assez courageux pour le dénoncer ; un seul personnage semble capable d’échapper à la mascarade sociale qui se déroule sous ses yeux : l’instituteur Gilbert, ami de Marie-Berthe, qui choisit alors ce qui lui semble être l’ultime échappatoire possible - partir pour l’Afrique.

Dans ce roman de jeunesse, M. Condé a déjà l’intuition de ce qui va venir, dans sa vie et dans son œuvre littéraire : « C’est le bonheur, dit Marraine. Tu vas courir derrière lui, tu ne vas jamais l’attraper. Quand tu crois qu’il est dans ta main, tu l’ouvres ; et il est parti ! » (p. 87). Le roman suivant, paru en 1976 mais dont M. Condé commence la rédaction dès 1964, soit 2 ans après avoir achevé Les Pharisiens, s’intitulera justement Heremakhonon, qui signifie « en attendant le bonheur » en malinke.

Isabelle Mette